La légende de Derrien.

 

Cette histoire est extraite du livre d’Albert Le Grand, et se lisait chaque 12 février, jour de la fête de Saint Riok, ermite et confesseur. Albert Le Grand dit avoir écrit cette vie à partir d’ « Anciens manuscrits des églises abbatiales de Landévennec et de Daoulas, en Cornouaille, et d’un vieux livre conservé en l’église paroissiale de Plounéventer, diocèse de Léon, et d’une vieille chronique de Bretagne, anonyme, livre premier, chapître 28 ; mais spécialement des « Mémoires et Recherches de l’Evêché de Léon, par Noble et Discret Messire Yves Le Grand, chanoine de Saint-Pol, premier aumônier et conseiller du Duc François II, recteur de Plounéventer l’an 1472, à moi communiqués par feu Ecuyer Vincent Le Grand, mon oncle paternel, sire de Kerscao-Kerigonval, Conseiller du Roi et Sénéchal de Carhaix ».

 

La version originale du texte de 1636 par Albert Le Grand, reproduite dans l’édition de 1901, est consultable après le texte qui suit ci-après.     

 

La légende de Derrien et Neventer. (Vie de saint Riok- 12 février)

 

Une fois terminé leur pèlerinage en Terre-Sainte, où ils avaient été bien accueillis par Sainte Hélène, mère du pieux empereur Constantin le Grand, les généreux chevaliers Néventer et Derrien, seigneurs bretons originaires de la Grande-Bretagne actuelle, prennent le chemin du retour. Après une navigation en Méditerranée et le passage du détroit de Gibraltar, ils entrent dans l’Océan, longent les côtes d’Espagne et enfin accostent au port de Vannes. C'est de cette ville qu’ils se rendent à pied à Nantes en pèlerinage honorer les reliques de Saint Pierre et des saints martyrs Similien, Donatien et Rogatien. A cette époque, les Edits de l’Empereur Constantin avaient déjà été publiés et, de ce fait, les Nantais avaient pu construire une église à l’intérieur des remparts de leur ville. On y venait en pèlerinage de tous les cantons de Bretagne.

Arrivés à Nantes, ils furent bien reçus tant par le gouverneur militaire que par l’évêque qui les confessa, leur administra les sacrements et leur fournit chevaux et serviteurs pour eux et leur suite. Ainsi voyageraient-ils en toute sécurité jusqu’à Brest où leurs navires étaient allés les attendre.

Ils faisaient la traversée du pays et longeaient la rivière Dour-doun (1) lorsque leurs regards furent attirés par une scène étonnante : ils aperçurent entre Pont-Christ et le château de la Roche-Maurice, à deux kilomètres environ de Landerneau, le seigneur de ce château, Elorn (2), qui, des créneaux de la muraille, se jetait dans la rivière. A cette époque, celle-ci coulait au pied de cette place-forte.

Depuis lors cette rivière, perdant son ancien nom de Dour-doun, est appelée Elorn. Exactement comme Icare, du fait de sa prétention à pouvoir voler avait donné son nom à la mer d’Icarie, le malheureux seigneur Elorn, du fait de son désespoir, a donné son nom à ce cours d’eau.

Nos deux chevaliers se précipitent à toute bride vers la rivière, agrippent Elorn et le tirent hors de l’eau, légèrement blessé. On le transporte dans sa maison et Néventer lui demande alors la raison pour laquelle il s’était jeté dans la rivière :

          «-Seigneurs, dit-il, il y a près d’ici un terrible dragon qui dévore hommes et bêtes. Dès que la faim le fait sortir de sa tanière, il fait à tout ce pays des dégâts et des dommages irréparables, dévorant aussi bien ses habitants que leurs troupeaux. Pour empêcher cela, le roi Bistrok a fait un édit : chaque samedi on doit tirer au sort, et celui sur qui il tombe sera obligé d’envoyer un homme pour être dévoré par cette bête cruelle ou d’y aller lui-même. Or, le sort est si souvent tombé sur moi que j’y ai envoyé tous les gens de mon entourage et qu’il ne me reste plus que ma femme que voici et ce petit enfant qu’elle tient dans ses bras. Il n’est âgé seulement que de deux ans. Le sort étant tombé sur lui, j’aime mieux être suffoqué par les eaux que de le livrer à une mort cruelle ! »

Les deux chevaliers, l’ayant patiemment écouté, le consolèrent et lui dirent que, s’il voulait renoncer à être païen et embrasser la foi de Jésus-Christ, ils le délivreraient de ce dragon. Car, lui expliquèrent-ils, ce même Jésus-Christ avait promis que, en son nom, ceux qui croiraient en lui chasseraient et extermineraient les serpents. Puis, après un long éloge de leur religion, ils terminèrent en rappelant que même le Très-Auguste et Victorieux Empereur Constantin, devant l’excellence de la religion chrétienne, avait admis que la religion païenne était sans aucune valeur, et s’était fait chrétien. Et, qu’à son exemple, les princes et les grands seigneurs de sa cour se faisaient baptiser.

 Elorn fit la sourde oreille à ces recommandations salutaires et dit qu’il voulait vivre et mourir dans la religion de ses ancêtres. Mais, poursuivra-t’il cependant, s’ils pouvaient le délivrer de ce serpent, il leur donnerait une de ses terres ou un de ses domaines, à leur choix.

       «-Non, répondit Derrien, nous n’avons que faire de tes biens, promets-nous    seulement de construire sur tes terres une église à notre Dieu où les Chrétiens puissent s’assembler pour célébrer leur culte, et, avec son aide, nous exterminerons le dragon et en délivrerons tes terres ».

Elorn accepta l’offre et promit qu’il tiendrait parole. De plus, il autorisait non seulement que son fils Riok, âgé seulement de deux ans, soit instruit dans la religion et la foi de Jésus-Christ, mais aussi tous ceux de sa famille qui le désireraient.

Aussitôt, les deux nobles chevaliers se rendent à la caverne du dragon et, au nom de Jésus-Christ, lui ordonnent de se montrer. Il sort donc.                                                                                          Ci-dessous, rocher sculpté à Toul-ar-Sarpant à Saint-Derrien. Photo Roger Le Saint. 

Le sifflement épouvanta l’assistance : long sculpture-Toul-ar-Sarpant-rr.jpgde cinq toises (3) le corps gros comme un cheval, la tête faite comme un coq, il ressemblait au basilic !(4) tout couvert d’écailles dures, la gueule si grande que d’une seule bouchée il avalait une brebis, et son œil était si pernicieux que d’un seul regard il tuait les gens. A la vue du serpent, Derrien met pied à terre cependant que, terrifié, son cheval s’enfuit à bride abattue à travers le pays ! Derrien s’avance vers le dragon, fait le signe de la Croix et lui passe son écharpe autour du cou (5). Ensuite il confie la bête à l’enfant Riok qui la mènera jusqu’au château de son père. Le père, émerveillé, remercia les chevaliers et les conduit à Brest où il arrivèrent avec le dragon, devant le roi Bristok stupéfait !

De Brest, Derrien et Neventer se rendirent à Tolente, alors ville riche, voir le prince Jugon, père de Jubalt que Conan Mériadec vaincra plus tard. Et, enfin, ils prirent le chemin du port de Poullbeunzual pour embarquer sur leurs navires qui y étaient à l’ancre. C’est à cet endroit qu’ils commandèrent au dragon de se jeter dans la mer. Et le dragon leur obéit.

Depuis cet évènement mémorable ce port se nomme Poullbeuzaneval, c’est-à-dire « port où fut noyée la bête », que les Bretons appellent par contraction Pontusval, en la paroisse de Plounéour-Trez, dans le Léon.

(1) Dour-doun: mot-à-mot "eau profonde". Dour a aussi le sens de "cours d'eau", et "douric" de petit   cours d'eau. L'orthographe actuelle de "doun" est "don". Une association de Landerneau porte aujourd'hui ce nom de  "Dourdon".

(2) Le seigneur de Traon Elorn ( traoñ: val ) apparait aux réformations et montres de 1481 à 1534 et blasonnait: "échiqueté d'or et de gueules de six tirés". Sa devise était Marteze ( "Peut-être" ). Dans la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon, ses armes apparaissent dans l'enfeu de l'autel "à la sirène".

 (3) Près de 10 mètres, la toise équivalant à 1,949 mètre.

(4) Basilic: "Reptile fabuleux, qui tue par son seul regard ou sa seule haleine celui qui l'approche sans l'avoir vu et ne l'a pas regardé le premier.../...Le seul moyen ( pour le tuer,n.d.r.), consistait à lui tendre un miroir". Jean Chevalier-Alain Geerbrant. Dictionnaire des symboles.

(5) L'écharpe des chevaliers et gens de guerre en général servait à distinguer les différents camps ou les différents partis. Elle se portait en bandouillère ou en ceinture.

Ici s’arrête la légende de Derrien et Neventer, la suite du récit raconte la vie de Riok, devenu par la suite saint Riok. Mais ceci est une autre histoire...

 

  LA VIE DE S. RIOK,

Anachorete et Confesseur, le 12 de Fevrier.

I. Les Genereux Chevaliers Neventerius & Derien, Seigneurs Bretons Insulaires, ayans fait le voyage de la terre Sainte, où ils avoient esté bien recueillis de Ste Heleine, mere du pieux Empereur Constantin le Grand, se mirent sur le retour, &, ayans navigué dans la Mediterranée, entrerent par le détroit de Gibraltar dans l'Occean, puis, rengeans la coste d'Espagne, vinrent prendre port à Vennes, d'où ils allerent à pied à Nantes en pelerinage visiter les reliques de S. Pierre & des saints Martyrs Similian (1), Donatian & Rogatian car les Edits de l'Empereur Constantin avoient déja esté publiez, sous la faveur desquels, les Nantois avoient edifié une mediocre Eglise dans l'enclos de leur Ville, où on alloit en devotion & pelerinage de tous les cantons de Bretagne. Arrivez à Nantes, ils feurent fort bien receus, tant du Lieutenant de l'Empereur, que de l'Evesque du lieu qui les oüit en Confession, leur administra les Sacremens & leur fournit des chevaux & convoy à eux & à leur train, pour les conduire en seureté à Brest, où leurs Navires les estoient allez attendre.

II. Comme ils alloient par païs, passant le long de la riviere Dour-doun, entre Pont-Christ (2) et le Chasteau de la Roche-Maurice, demie lieuë de la ville de Landerneau, ils apperceurent le Seigneur de ce Chasteau (qui s'appelloit Elorn) lequel, des creneaux & guerites de la muraille, se precipita dans la riviere qui lors couloit tout au pied de ladite place; &, délors cette riviere, perdant son ancien nom de .Dour-doun, fut appelée Elorn, ce pauvre Seigneur luy ayant causé par son desespoir ce nom, comme jadis Icarus donna le sien à la Merd'Icarie par sa présomption. Nos deux Chevaliers coururent à toute bride à travers la riviere &, l'ayant pris, le tirerent hors de l'eau, quelque peu blessé; porté qu'il fut dans sa maison, Neventerius s'enquist de luy pourquoy il s'estoit ainsi jetté dans la riviere : Messieurs (dit-il), il y a icy prés un épouventable Dragon qui devore hommes & bêtes; & dés que la faim le fait sortir de sa taniere, il fait un degast & dommage irreparable par ce païs, devorant hommes & bêtes indifferemment pour à quoy obvier, le Roy Bristokus a fait un Edit, que, tous les Samedis, on jettât le sort, & celuy sur qui il tomberoit seroit obligé d'envoyer un homme pour estre devoré de cette cruelle bête, ou y aller luy-mesme. Or, ce sort est si souvent tombé sur moy, que j'y ay envoyé tout mon monde, & ne m'est resté plus que ma femme que voicy, & ce petit enfant qu'elle tient entre ses bras, seulement de deux ans, sur lequel le sort estant tombe, j'ayme mieux estre suffoqué des eaux que de le livrer à une mort si cruelle.

 III. Les deux Chevaliers, l'ayant patiemment écouté, le consolèrent & luy dirent que s'il vouloit renoncer le Paganisme & embrasser la foy de Jesus-Christ ils le delivreroient de ce Dragon, veu que le même Jesus-Christ avoit promis à ceux qui croyroient en luy qu'en vertu de son S. Nom ils chasseroient & extermineroient les serpens; puis, s'etendans sur les louanges de nôtre Religion, enfin conclurent que mesme le tres-Auguste & Victorieux Empereur Constantin, ayant reconnu la vanité de la fausse Religion des Payens & l'excellence dela Chrestienne, avoit renoncé à celle-là, pour embrasser celle-cy à l'exemple duquel, les Princes & grands Seigneurs de sa Cour se faisoient baptiser. Elorn ferma les aureilles à ces salutaires remonstrances & dit qu'il vouloit vivre & mourir en la Religion de ses ancestres mais que, s'ils le pouvoient delivrer de ce serpent, il leur donneroit une de ses terres & metairies à leur choix. Non, (repondit Derien), nous n'avons que faire de tes héritages, seulement promets nous de bastir en tes terres une Eglise à nostre Dieu, où les Chrestiens se puissent assembler pour faire leurs oraisons, &, par son ayde, nous exterminerons le Dragon & en delivrerons tes terres.

IV. Elorn accepta l'offre, & promit de ce faire &, de plus, de permettre que son fils Riok, âgé seulement de deux ans, fust instruit en la Religion & Foy de Jesus-Christ & ceux de sa famille qui le voudroient. Incontinent, les deux Nobles Chevaliers se rendirent en la caverne du Dragon, auquel ils firent commandement, de la part de Jesus-Christ, de paroistre; il sortit donc, & son sifflement épouventa tous les assistans; il estoit long de cinq toises, & gros par le corps comme un cheval, la teste faite comme un Coq, retirant fort au Basilicq, tout couvert de dures écailles, la gueule si grande que, d'un seul morceau, il avaloit une brebis, la veuë si pernicieuse, que, de son seul regard, il tuoit les hommes. A la veuë du Serpent, Derien mit pied à terre, mais son cheval s'effraya si fort, qu'il se prit à courir à toute bride à travers pais (1). Cependant, il avance vers le Dragon, &, ayant fait le signe de la Croix, luy mit son escharpe au col, & le bailla à conduire à l'enfant Riok, lequel le mena jusques au Chasteau de son pere, qui, voyant cette merveille, remercia les Chevaliers & les alla conduire à Brest, où ils emmenerent le Dragon, au grand étonnement du Roy Bristok. De Brest, ils allerent à Tolente (lors riche Ville), voir le Prince Jugonus, pere de Jubault ou Jubaltus (que Conan Meriadec défit depuis), & de là s'allerent embarquer au Havre Poullbeunzual, où leurs Navires estoient à l'ancre & où ils commanderent au Dragon de se précipiter dans la Mer, ce qu'il fit & de là ce port fut nommé Poullbeuzaneual, c'est-à-dire, port où fut noyée la beste, que les Bretons appellent par contraction Poullbeunzual en la Paroisse de Plouneour-trez, Diocese de Leon.

  Retour au 21ème siècle et à l'article!  Appel pour une statue monumentale de saint Derrien

 


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